Jingu Kōgō, impératrice de la mer

Jingū kōgō to takenouchi no sukune Jingu Kōgō, impératrice de la mer

Jingū Kōgō, impératrice de la mer 神功皇后

Chuaï, quatorzième de la lignée solaire

fut un grand empereur, un homme très grand, même : il avait dix pieds un pouce de haut !
Et il n’était pas qu’un géant : sa beauté était parfaite. On raconte que deux jeunes femmes se laissèrent périr d’inanition lorsqu’au cours d’un voyage impérial elles jetèrent un furtif regard sur le visage du Tennô et qu’elles saisirent sur le vif ce que signifient les mots de grâce, d’harmonie, de charme qu’elles croyaient de bonne foi jusque-là réservés à leurs ravissantes figures.
L’empereur Chuaï n’était pas que beau et grand : il était aussi un parfait époux. Lorsqu’il se trouva dans la nécessité d’adjoindre à l’Impératrice des épouses de second rang, il eut le tact de conserver à celle-ci non seulement une participation — cachée, il est vrai — aux affaires de l’Etat mais aussi la haute main sur toutes les jeunes femmes qui ornaient de leur beauté et de leurs attentions la vie du Tennô.
Tant de qualités ne vont pas sans rançon : les historiens du Japon, constatant que l’empereur Chuaï n’était pas de ces saints dont les vertus ascétiques et compatissantes exaltent les cœurs et désarment toute critique, lui ont reproché de ne pas avoir montré de goût pour les armes. Avec tact et sans qu’apparemment il y eût rapprochement, ils ont parlé de fameux lutteurs qui avaient tout pour vaincre dans les tournois : puissance, science et courage, mais qui n’osaient jamais s’engager à fond de peur qu’un coup malheureux ne les défigurât.
Mais nous, qui avons beaucoup moins de courtoise éducation que les chroniqueurs nippons, nous avouerons tout bonnement que Chuaï n’était guère disposé à risquer son physique en des aventures guerrières. Ainsi, pour éviter tout entraînement, quitta-t-il le pays de Yamato, transférant sa capitale de l’île de Honshu en celle de Kyushu.

Lorsque la guerre s’abat sur une nation

avec son équipage de ruines, de misère et de douloureuses pertes, les femmes maudissent la combativité masculine, elles oublient qu’elles n’ont eu de cesse d’avoir poussé les hommes à prendre les armes. La femme hait la guerre lorsqu’elle lui prend les êtres aimés, lui est toute indulgence lorsqu’elle espère que s’y exalteront les qualités viriles qui l’attachent à un vainqueur.
Ainsi de l’impératrice Jingu Ko-go qui était secrètement humiliée d’entendre son époux répondre aux courtisans le pressant de réduire quelque feudataire rebelle :
     — Il faudra voir… Peut-être a-t-il quelque sujet de se plaindre… J’enverrai un émissaire.
Mais, en femme japonaise qui doit, lorsque son seigneur et maître rentre au logis, l’accueillir à genoux et front sur les nattes, qui sait qu’une seule personne en la maison est intelligente, décidée et maîtresse des destins domestiques, elle ne pouvait faire connaître à son royal époux l’impatience qui la tenaillait de voir son règne cité comme glorieux dans les siècles à venir.
Heureusement quelque kami de la Plaine du Haut Ciel la protégeait, la conseillait et parfois ne dédaignait pas de l’aider. Un jour Jingu Ko-go arriva avec toute la précipitation que peut manifester une impératrice. Elle entra dans la salle où le Tennô écoutait des joueurs de biwa, s’agenouilla, laissa une dame d’honneur enrouler sa longue chevelure flottante dans un coffret pour qu’elle ne traînât point sur les nattes, une autre dame noble disposer harmonieusement les plis de sa robe brochée ; puis, à genoux et les mains à plat sur ses cuisses, elle baissa les yeux, attendant que l’impériale attention se portât sur sa personne. Mais ses doigts frémissaient et son souffle était court.
Après le luth, il y eut un jongleur, puis une collation et enfin l’audience d’un gouverneur venu de Kikoshu. La journée était fort avancée, les courtisans s’étaient retirés, l’Empereur avait médité tout en grattant d’un air négligent son luth d’ivoire lorsqu’il leva les yeux sur Jingu Ko-go. Celle-ci pâlit un peu, puis rougit, exactement comme le fait une mortelle lorsque dans toute sa gloire un dieu laisse tomber son regard sur elle. Pour cacher son émotion, elle plongea à toucher la natte de son front. Puis, négligeant l’étiquette jusqu’à passer outre aux considérations sur la température et les derniers potins de la Cour — qui distrayaient tant les souverains lorsqu’ils se trouvaient seuls — elle déclara tout à trac :
     — Maître ! J’ai eu cette nuit une étrange vision…
Elle attendit un encouragement, tout au moins une question, et voyant que le Tennô considérait avec attention ses ongles passés à l’or, elle continua :
     — Un kami m’avait emmenée en voyage, et je me suis trouvée en un pays merveilleux, de l’autre côté de l’Océan, là où se couche le soleil…
De l’ongle, l’Empereur faisait vibrer d’un air détaché la corde de basse du biwa.
     — Ce pays abondait en trésors variés, éblouissants pour les yeux : l’or et l’argent étaient à fleur de roche… Les habitants étaient craintifs et le kami me les montra en disant : « Il ne suffirait que de quel« ques guerriers pour que ce pays entrât dans le do« maine de Mikado. A peine le Tennô, qui tient la « guerre et la paix en sa main, froncerait-il les sourcils « que ce pays s’offrirait de lui-même… »
De plus en plus lointain le Souverain exécutait maintenant une mélodie sur trois notes.
     — … l’Empereur qui tient la guerre en sa main, répéta avec insistance Jingu Ko-go.
Décidément le silence de Chuaï était significatif. L’Impératrice leva la tête vers le visage de son époux qui, bien qu’il fût lui aussi agenouillé sur ses talons réunis, la dominait d’une coudée et demie.
     — Ce pays, je veux te le donner, dit avec force la femme.
Et sans vouloir remarquer avec quel air ennuyé le Tennô hochait la tête, elle s’inclina encore, se leva et quitta la pièce, jugeant en avoir assez dit.

Le kami qui avait assisté, invisible, à l’entretien

soufflant à l’Impératrice l’énergie pour insister, ne fut pas sans être profondément mortifié de voir combien peu la vision qu’il avait inspirée était prise en considération par le Maître de l’Auguste Porte. Car comment expliquer que, quelques semaines après, les moines furent convoqués pour préparer les funérailles de l’Empereur ? Les scribes chargés d’écrire l’histoire de Nihon, voulant que la postérité reconnût un minimum de gloire à Chuaï racontèrent qu’une flèche kumaso avait touché le Tennô et que le trait devait être empoisonné. Mais, nous, nous avons de bonnes raisons de croire que le kami de l’Impératrice était vindicatif.
L’Empereur fut conduit en terre suivant le cérémonial shinto, le rite du Chemin des Dieux. Six bœufs traînaient un pesant catafalque, six bœufs noirs comme les Enfers, harnachés de courroies blanches. Les funérailles eurent lieu de nuit, à la lueur des torches, et c’était un spectacle un peu effrayant que cette théorie lumineuse portant un géant en terre : sous la psalmodie des moines les arbres de la forêt vibraient, les petits singes gris montaient apeurés se cacher dans les plus hautes branches et des éclairs verts s’allumaient aux yeux des oiseaux de nuit.
Le miya de l’empereur Chuaï consacré à jamais aux mânes de celui-ci, sa veuve se rasa symboliquement la tête — c’est-à-dire que, ne comptant aucunement s’enfermer en un couvent pour y pleurer jusqu’à sa mort le défunt, elle se coupa une petite mèche de cheveux sur la tempe :
     — J’attends un fils, avait-elle orgueilleusement déclaré.
Un long temps devant s’écouler avant que l’empereur à naître fût en âge d’occuper le trône, les grandes familles nobles prièrent l’impératrice Jingu Ko-go, devenue douairière en expectative, d’assurer jusque-là la régence. La douleur de celle-ci fut donc de très courte durée, « un tour complet de soleil, » laisse entendre malicieusement un poète japonais. Pour la beauté parfaite et la grandeur du tennô Chuaï, on peut espérer que ce fut un peu plus.
Après avoir prié le Ciel pour que l’enfant attendu naquît le plus tard possible, l’Impératrice ne perdit pas un jour pour reprendre ses projets de conquête du « merveilleux royaume » que lui avait révélé son kami préféré. Pour la forme, elle s’en ouvrit au vénérable Také-no Uchi, le Mathusalem des hommes d’Etat nippons. Ce conseiller ne put que s’incliner devant l’opiniâtreté d’une femme inspirée des dieux — c’est dire deux fois ferme en ses résolutions. Mais il tint cependant à mettre sa responsabilité à couvert :
     — De la prudence ! conseilla-t-il. Il faudra choisir son heure.

La terre pleine d’or et d’argent

à conquérir n’était autre que le Pays du Matin Frais, autrement dit le Triple Royaume de Corée, sur le continent juste en face des Iles Sacrées. Ses côtes n’étaient pas inconnues des Nippons car ceux-ci, véritables Vikings de l’Extrême-Orient, y avaient déjà fait plus de vingt-cinq incursions.
La Régente estima que l’expédition ne devait pas être cette fois un débarquement de pirates mais bel et bien une prise de possession par l’Auguste Porte. Elle ordonna qu’on mît sur chantier de profondes barques capables de contenir chacune un cent d’hommes d’armes. Mais elle songea au conseil de Také-no Uchi.
     — Il faut consulter les Divins pour savoir s’ils jugent l’heure favorable. Qui, mieux que le Dieu de la Mer, me répondra ?
Elle tira des fils de sa tunique et les noua bout à bout de façon à former une longue ligne. Puis elle prit son unique aiguille — cette merveilleuse invention apportée de Chine, qui évitait la difficulté de tisser des vêtements d’une seule pièce en donnant la possibilité de les constituer de morceaux cousus entre eux. Elle tordit le mince bout de fer, l’attacha à sa ligne, enfila sur le crochet un poisson doré et alla, à la nouvelle lune, s’asseoir pour une nuit entière sur un rocher.
     — Si la pêche est bonne, c’est que le Dieu de l’Océan sera favorable à mon entreprise.
La pêche ne fut pas bonne : elle fut miraculeuse ! Dans l’eau claire on distinguait les poissons qui se battaient pour happer l’hameçon : les plus puissants sautaient hors des vagues pour se faire prendre avant la ruée de leurs voisins. Ceux que la Régente avait dégagés de sa ligne et jetés à côté d’elle sur les roches se cramponnaient de leurs nageoires au sol afin de ne pas retomber à l’eau.
     — Évidemment, murmura Jingu Ko-go, le Royaume Mouillé sera avec moi.
Mais elle songea que peut-être les poissons avaient été tout simplement fascinés par sa beauté — car elle était du plus pur type nippon. Et craignant d’avoir vu l’avis des dieux là où il n’y avait peut-être que triomphe de femme elle voulut encore éprouver le sort.

Jinku Kogo, impératrice de la mer Jingu Kōgō, impératrice de la mer
Jinku Kogo 神功皇后, impératrice de la mer

     — Je me baignerai, dit-elle à ses dames d’honneur. Si les ondes partagent mes cheveux en deux masses égales l’expédition aura lieu.
Elle attendit encore un mois pour que le nouveau croissant réapparût dans le ciel et, de nuit, elle alla se baigner : toute la côte était gardée de hallebardiers car il ne convenait pas que quelque indiscret pût surprendre la nudité de la Régente. Autour d’elle une ronde de femmes entrées dans l’eau jusqu’au cou tendaient à bout de bras une soierie rouge.
Jingu Ko-go raconta plus tard qu’une fois plongée dans l’eau, elle avait déroulé sa longue tresse et qu’aussitôt dix mille petits crabes s’étaient emparés de ses cheveux, les avaient démêlés, séparés, classés, et qu’en un court moment, à un cheveu près, sa figure s’encadrait de deux masses noires bien égales.
Alors, affermie en ses projets, la Régente dépêcha un courrier au sanctuaire d’Isé pour que la Grande-Prêtresse fît connaître au Ciel que l’expédition aurait lieu prochainement. Les dieux répondirent à ce faire-part en mobilisant les kamis de second ordre pour la plus grande gloire de Mikado. Les Fées des montagnes fournirent du bois pour les navires et du fer pour en assembler les membrures ; les Fées des pacages se chargèrent du cuir, et celles des herbes apportèrent le chanvre dont on tressa les cordages.
樂威壯
2.0pt; line-height: 107%; »>Enfin Isora lui-même, dieu du littoral, apporta son concours en remettant à Jingu Ko-go les bijoux de la Marée Haute et de la Marée Basse : nul doute, c’étaient bien là les joyaux que Flamme-Déclinante avait autrefois rapportés du Royaume Mouillé ; un coquillage rose aux bords long dentelés n’ouvrait-il pas ses deux ailes pour montrer qu’il renfermait dans son cœur la miniature du palais sis en la Cité des Mers ?

Maintenant la flotte de Jingu Ko-go avait pris le large

La surface de la mer était littéralement couverte d’embarcations dont toutes les voiles avaient été hissées, autant parce qu’il y avait calme plat que pour s’éloigner en grande solennité.
Bien des yeux pourtant se tournaient de la poupe des barques vers les îles natales ; ils ne cessaient de s’attacher aux montagnes dont toutes les teintes de vert, du plus vif au plus sombre, se distinguaient encore. Au-dessus d’elles le ciel virait au bleu de nuit ; des reflets aériens turquoises et mauves se moiraient d’ombre à leur base. Le cœur des guerriers se serrait : combien d’entre eux reverraient ces doux paysages ? Les vaillants archers, les piquiers, les cavaliers aujourd’hui démontés se demandaient si vraiment l’avenir de l’Empire était sur l’eau.
Tout commençait pourtant à merveille. A merveille… c’est bien le mot qu’il faut employer : des poissons écartaient les longues herbes qui se nouaient aux étraves, les homards à coups de pince tranchaient les nœuds d’algues tandis que des crabes, courant à toutes pattes sous les coques, montaient une garde sévère pour que ne s’y incrustât aucun coquillage.
Jingu Ko-go se tenait sur la plus vaste nef, à l’abri d’un dais de peau qu’on avait tendu entre les mâts. Pour faire campagne elle avait revêtu une longue robe pourpre qu’alourdissait, afin d’en faire tenir les plis bien raides, un gros bourrelet capitonné qui en garnissait le bas. De grandes manches traînant jusqu’au pont lui faisaient des ailes lorsqu’elle bougeait les mains.
Autour d’elle bruissait et caquetait sa cour ; les dames d’honneur en robes des teintes les plus claires, leurs tresses rendues plus sombres par l’éclat des bijoux qu’elles y avaient piqués ; les nobles pleins de gravité pour qui sourire est lèse-dignité ; les généraux dont les pieds disparaissaient dans de hautes bottes de feutre et le chignon en un étui laqué, auréolé de quatre élytres de crin ; les courtisans qui tous esquissaient le même geste quand la Régente faisait mine de s’éventer et tous souriaient quand leur souveraine ouvrait les lèvres. La musique des violons à deux cordes qu’on tient en travers des genoux était si suave que les hallebardiers amollis avaient peine à tenir leur arme droite. Mais sous tant de grâce, d’amusements futiles et de somptuosité se cachait une volonté de fer : celle de Jingu Ko-go inspirée des dieux.
Les autres barques étaient d’aspect infiniment moins aimable : là point de gradins où chacun était assis selon une hiérarchie compliquée, point de musiciens impassibles aux épaules couvertes d’un collet de cuir qui, tous ensemble et du même geste, pinçaient une corde de leur instrument. Si un chant s’élevait, il n’était accompagné que de la triste modulation d’un flûtiau de berger. Les archers étaient étendus, l’âme un peu lourde de quitter le pays, leurs grands arcs dressés en faisceaux à leurs pieds.
Il fallut plusieurs jours pour traverser la mer du Japon. Comme la lune était en son plein, chaque nuit l’Impératrice s’en allait à la proue regarder les rayons qui dansaient au creux des vagues. La lune adulte était pourpre à son lever et d’argent poli au zénith ; lorsqu’elle éclairait de face le pur visage de Jingu Ko-go, chacun disait à voix basse :
     — N’est-ce point là Itsuki Himé, fille aînée de la Mère Resplendissante, la Beauté elle-même ?
Et la veuve de Chuaï soupirait tout bas : « 0 Lune auguste ! » car c’est fête quand la lune est ronde, la fête pour ceux ou celles qui ont quelqu’un à aimer.
Les dieux avaient tenu parole et favorisé le voyage : aucune nef ne s’était perdue, aucun soldat n’était tombé à l’eau, jamais les voiles n’avaient fessayé par manque de vent, aucun ennemi n’avait livré combat. On avait bien vu, une nuit, de rapides barques croiser la route des lourdes jonques : des archers vigoureux avaient lancé de ces longues flèches qui s’en vont facilement transpercer un homme à cent cinquante coudées de distance. Mais les barques s’étaient fondues dans l’obscurité sans qu’une voix se fût fait entendre, et l’on en avait conclu que ce n’étaient là que des yoles fantômes portant les âmes de noyés gardés par l’océan.
A l’aube du cinquième jour une côte se dessina plein ouest. A ce moment le vent souffla qui groupa toute la flotte et accéléra son allure. Les claquettes des officiers retentirent, signal de branle-bas : les cordes des arcs furent mouillées, les carquois chargés, les piques vérifiées.
Surprise ! A mesure que la côte coréenne montait à l’horizon les généraux nippons distinguaient la flotte adverse prête à s’élancer au combat : sans doute avait-elle été avertie par les mystérieuses barques qui avaient devancé les massives jonques de guerre japonaises. On voyait maintenant distinctement l’agitation de l’ennemi, les ancres qu’on halait, les voiles de jonc hissées, le miroitement des armes apprêtées.
Jingu Ko-go, impassible, ne quittait pas l’ennemi des yeux. Lorsqu’elle perçut que les navires ennemis s’étaient écartés de leur rivage, elle alla au bastingage, tira de sa ceinture la boîte d’argent qui contenait les joyaux de la Marée Basse et la renversa au-dessus de l’eau. Ce fut une cascade de corail qui s’engloutit dans un bouillonnement. Aussitôt les soldats nippons épouvantés sentirent l’Océan se dérober sous les quilles de leurs nefs.
     — La sonde ! Vite ! criaient les capitaines. Demi-tour et tous aux avirons !… Plus vite, l’eau baisse et nous allons talonner !Au bout d’un moment les sondeurs constatèrent que le phénomène avait cessé : l’océan avait baissé de plusieurs mètres mais il restait encore assez de fond pour que les jonques reprissent leur marche vers la côte. La flotte se regroupa et cingla à nouveau vers la rive.
Un grand cri s’éleva lorsqu’on ne fut plus qu’à quelques encablures de la côte : toutes les barques coréennes avaient été surprises par la baisse de marée juste au moment où elles passaient au-dessus d’un banc de sable et maintenant elles gisaient échouées, leurs voiles inutiles pendant au long des mâts fortement inclinés.
Les archers adverses avaient sauté sur le sable et ils décochaient une nuée de flèches sur les arrivants. Mais la distance était trop grande et tous les traits tombaient à l’eau, très en avant des étraves nippones.
Alors Jingu Ko-go, un indéfinissable sourire se jouant sur ses lèvres parfaites, s’approcha à nouveau de la lisse. Elle tenait à la main tout ouvert le coffret d’or qui contenait les joyaux de la Marée Haute, et d’un large geste elle en sema le contenu de perles dans l’océan. Une houle profonde parut monter des abîmes ; sur de lourdes vagues qui ne déferlaient point les nefs furent soulevées, tenues comme en équilibre sur le milieu de leur quille. A toute vitesse les sondeurs dévidaient leur ligne :
     — On ne trouve plus de fond, criaient-ils.
     — Cet océan qui tout à l’heure se dérobait sous nos barques, remarqua un capitaine, soucieux, cet océan va-t-il maintenant nous porter jusqu’au ciel ?
Mais la subite marée montante s’arrêta au bout de quelques minutes. A nouveau la flotte coréenne flottait mais cette fois elle était vide : tous les archers descendus sur le sable pour combattre avaient été noyés par le flux.
Sur chaque barque, comme si un mot d’ordre avait été donné, matelots, maîtres d’équipages et officiers s’étaient prosternés :
     — O Toi à qui les dieux ont donné le pouvoir sur les flots, Toi Jingu Ko-go, tu seras désormais Kami de la Mer, et tu tiendras en ta divine protection ceux des fils de Nihon qui voueront leur vie à accroître sur mer la grandeur de l’Empire.
Tradition qui s’est perpétuée et exalte, aujourd’hui encore, la Marine japonaise.

Naturellement on n’eut jamais à parler de capitulation

puisqu’il n’y eut pas de guerre, tout ce que la Corée comptait comme défenseurs ayant été d’un coup mis hors jeu. La Régente eut absolument l’air d’une souveraine venant visiter sa colonie pour en améliorer le sort.
Si impassibles, si muets d’ordinaire, si soumis aux nécromants et aux Puissances Invisibles que fussent les Coréens, ils ne purent s’empêcher de s’étonner que les dieux eussent dévolu leur puissance à ces hommes de petite taille qu’ils nommaient des « nains tatoués ». Drapés dans leurs robes de mousseline blanche que ferme sur le ventre un gros nœud immaculé, comiquement abrités sous des chapeaux hauts de forme en crin noir, ils touchaient précautionneusement les arcs immenses, les hallebardes et les javelots des envahisseurs. Mais quand ils apercevaient la Régente en sa robe pourpre, ils s’en allaient se barricader en leurs demeures.
     — Je viens en amie de ce pays calme, leur disait pourtant la Souveraine de Nihon.
Quant aux Chinois qui, depuis longtemps, s’étaient instaurés protecteurs de ce royaume apathique ils serraient les poings en parlant tout bas de vengeance à tirer dans les siècles à venir ; mais ils avaient été les premiers à offrir leurs services commerciaux aux nouveaux venus.

Jingu Kogo, sacrée Impératrice de la Mer par les siens

ne s’attarda pas au Pays du Matin Frais : elle savait qu’il n’est jamais bon pour un souverain de quitter trop longtemps son trône et elle ne doutait pas d’être obligée de mettre à la raison quelques feudataires imprudents abusés par son absence.
Le roi de Corée, tout de jaune et de rouge vêtu —  c’était le seul qui pouvait porter ces couleurs vives dans son royaume voué au blanc — vint accompagner jusqu’au rivage Jingu Ko-go, la première colonisatrice asiatique. S’inclinant sur la main que lui abandonnait la Régente de Yamato, il fit un serment solennel :
     — Jusqu’au jour où le soleil se lèvera à l’ouest, où les rivières couleront vers leur source, où les pierres se changeront en étoiles du ciel, Moi et mes successeurs paieront sans contrainte tribut au Nihon, le « Pays de la Reine ».
C’est suivie de dix-huit jonques coréennes chargées jusqu’au pont, d’abord d’or et d’argent en barres, et aussi d’objets précieux, d’étoffes inconnues, de porcelaines que les guerriers nippons faisaient éclater entre leurs doigts grossiers lorsqu’ils tentaient d’en examiner la nouveauté, que Jingu Ko-go cingla vers ses Iles divines.
Et comme elle tenait à son titre d’Impératrice de la Mer elle emmenait dans son royaume des charpentiers coréens habiles en l’art de construire des bateaux : elle voulait constituer une flotte digne de Nihon et savait que Susa-no-ô Mikoto et le dieu de l’Océan ne seraient pas toujours disposés à être aussi favorables envers ceux qui osent naviguer au grand large.
Le Karano, la nef qui avait porté Jingo Kogo sur les côtes de Corée, eut une belle fin pour un navire, environ soixante-dix ans après la victoire remportée à Shiragi par les Esprits de la Marée Basse et de la Marée Haute.
La Régente avait conservé longtemps le pouvoir, bien que le fils qu’elle mit au monde miraculeusement — et tardivement — au retour de son expédition eût dépassé sa majorité depuis quarante ans passés.
     — Plus je règnerai longtemps sur Yamato, disait-elle, plus le Tennô trouvera un pays prospère et sera révéré par ses descendants.
Il est de fait que cet Ojin, déjà prédestiné par une naissance que plus personne au Nippon n’attendait, est encore honoré : il n’est autre que le Seigneur des Huit Bannières, Hachiman dieu de la Guerre, la divinité tutélaire dont se réclamera la famille Minamoto, illustre entre toutes.
Or, donc, Ojin étant sur le trône, respectueusement attentif aux sages conseils que lui prodiguait l’honorablement âgée Jingu Ko-go, on s’aperçut qu’en dépit d’innombrables calfatages, radoubages et remplacements de pièces, l’antique Karano menaçait ruine. Depuis des années déjà il pourrissait doucement dans un port et aucun capitaine en dépit du respect qu’il lui portait n’aurait osé lui faire affronter même le calme plat.
Un si noble débris ne pouvait périr comme une vulgaire barque, se décomposant petit à petit aux intempéries, et l’on décida de réduire sa vieille carcasse en fumée. Cette incinération, pratiquée en grande solennité, donna un énorme tas de cendres qui, lessivées, fournirent cinq cents paniers de sel, du sel marin dont il s’était imprégné pendant quatorze lustres.
     — Qu’on envoie un panier de ce sel dans chacune des cinq cents plus importantes bourgades, édicta l’empereur Ojin. On le vendra fort cher car ce sel ne peut manquer d’être sanctifié par le Kami de l’Océan, protecteur et allié de ma vénérable mère. Et avec le produit de la vente de ces cinq cents paniers on construira cinq cents barques de haute mer.
L’étrave du Karano avait résisté aux flammes, étant d’un bois particulièrement dur. On en fit un luth incrusté d’ivoire, sur lequel l’empereur Ojin aimait, tel son père Chuaï, exercer ses doigts.
     — Lorsqu’il résonne, disait-il en écoutant vibrer les cordes, on croit entendre le bruissement des arbres penchés en été sur les rochers de la côte.

Jingu Kōgō, impératrice de la mer de Maurice Percheron
La Légende Héroïque du Japon aux éditions de l’Ecureuil

Statue de l'impératrice Jingu Jingu Kōgō, impératrice de la mer
Statue de l’impératrice Jingu

Image en-tête : L’impératrice Jingū et Takenouchi Tsukune (https://www.loc.gov/pictures/item/2009630324/)
Image centrale extraite du livre La Légende Héroïque du Japon aux éditions de l’Ecureuil
En fin d’article : Statue de l’impératrice Jingu