La naissance du soleil, Amaterasu

Amaterasu no Kami La naissance du soleil, Amaterasu

Amaterasu ō-mi-kami (天照大御神, 天照大神)

Dans des temps très anciens

il y a des millions et des millions d’années, le monde n’était pas encore le monde.
D’une vapeur grise et brûlante qui se condensait peu à peu une masse ronde s’était formée, une sorte de boule mi-liquide, mi-vaporeuse. Les siècles s’écoulant par milliers, la partie la plus pure et la plus légère s’en était détachée et flottait comme un cristal bleu autour d’une sphère à l’aspect huileux. Mais alors que le ciel allait se peupler, notre planète n’était encore qu’immense océan.
Dans tous les coins du firmament des êtres magnifiques naissaient, là de teinte blanche, plus loin cuivrés ou noirs. Il n’y avait pas encore de soleil ni de lune mais les étoiles répandaient une lueur diffuse qui plaisait aux habitants du ciel.
Ceux-ci — qu’on appela plus tard des dieux — étaient semblables à ce que devaient être par la suite les humains. Mais ils avaient une stature, une beauté et une aisance que ne possédèrent jamais les hommes. Lorsqu’ils marchaient on aurait dit d’oiseaux qui volaient, lorsqu’ils parlaient une exquise musique faisait vibrer l’azur.
Des couples divins, chaque dieu se montrant accompagné d’une déesse, naissaient à tout clignement d’étoile. Bientôt les dieux à la chair dorée s’en allèrent habiter la Voie Lactée, là où régnait le plus de lumière.

De tous, les plus harmonieux

étaient certainement ceux auxquels on donna par la suite le nom d’Izanagi, le « Mâle-qui-invite », et d’Izanami, « la Déesse-qui-invite ». Grand et barbu, le regard empli de douceur et de fierté, Izanagi laissait s’appuyer sur son bras la frêle Izanami, toute de blanc vêtue. Ainsi rapprochés dans une rêverie sans fin, ils se penchaient au bord du ciel pour contempler un océan désespérément vide.
Sans se l’avouer, les Dieux n’étaient pas gais : pouvait-on compter comme distraction l’apparition constante de nouveaux couples divins ? Il n’y avait pas de maladies — et par conséquent aucune joie de se sentir vigoureux. Point de bien à faire, non plus que de mal, car il n’y avait aucun désir qui ne fut exaucé sur-le-champ et la jalousie était encore inconnue. Les êtres inférieurs qu’allaient être les hommes n’étaient pas nés, sur qui faire peser son courroux ou le poids de bienfaits capricieux.
Un peu désœuvré, Izanagi s’en allait parfois avec Izanami sur le Pont Flottant qui unissait le ciel à l’océan. Ils étaient seuls à gravir le grand arc écarlate, jaune et violet ; qui pouvait en effet s’intéresser à cette mer triste, si plate, si vide ? Relevant sur son épaule l’ample manteau sombre qui l’enveloppait, assujettissant son peigne dans sa longue chevelure noire, le dieu trempait sa lance ornée de joyaux dans l’océan. Mais il avait beau agiter son arme, insigne de la première classe divine, il ne formait jamais que de l’écume.
Koworo ! Koworo ! grommelait-il. A quoi tout cela pourrait-il servir ?
Il ne put retenir un « Ah ! » d’étonnement lorsqu’un jour retirant sa lance, une goutte épaisse coula vers la pointe, tomba lourdement et resta flotter sur les eaux : un rocher venait de naître, qu’on nomme aujourd’hui Onogoro. Amusé, Izanagi récidiva, prenant grand soin que la goutte qu’il laissait tomber de sa lance fût assez grosse, et ce fut alors l’île Awaji qui se forma. Le rire du dieu secoua le ciel, si bien qu’une foule se pressa à l’entrée du Pont Flottant. Mais quand les dieux virent à quel amusement se livrait Izanagi, ils s’en retournèrent en haussant les épaules.

Izanagi Shrine(伊弉諾神宮) par Stephen Wheeler La naissance du soleil, Amaterasu
Izanagi Shrine(伊弉諾神宮) par Stephen Wheeler

De son arme le Divin Lancier

attira la plus grande des îles de la Goutte Congelée jusqu’au pied du pont en arc. Marche à marche — et cela dura fort longtemps — Izanagi et Izanami descendirent jusqu’à la roche qui flottait en se balançant imperceptiblement. Ils posèrent le pied sur un tertre qu’on peut encore voir — tout en s’étonnant qu’il soit parvenu jusqu’à nous, tant de nombreuses générations de mères, depuis que les Iles Sacrées furent créées, sont venues en retirer une pincée de terre et la mélanger à leur riz afin que soit assuré le bonheur de leur premier-né.
Posés comme des oiseaux sur un rocher, les deux divinités savouraient la joie d’avoir créé cette première terre et d’y être seuls. Izanami ferma les yeux de bonheur, oubliant le monde bleu.
— Jamais, plus jamais nous n’aurons l’âme de ce jour, dit-elle pensivement.
Et elle contemplait le dieu comme si elle ne l’avait jamais regardé ; elle découvrit sa force et sa majesté, son air de bonté et son assurance, une jeunesse radieuse qui éclatait sur son visage.
— Izanagi !… cria-t-elle. Izanagi, veux-tu que nous nous mariions ?
Le sourire de son compagnon répondit seul au tendre accent de la Déesse-qui-invite…

Tandis que tout se créait autour du nouveau couple

que les oiseaux tournoyaient au-dessus du rocher dans une lumière couleur d’opale, que des arbres poussaient dans les creux et que des poissons, par curiosité, bondissaient hors de l’eau, Izanami avait eu son premier enfant. Hélas ! C’était une affreuse sangsue rougeâtre que les parents s’empressèrent d’abandonner aux flots dans une nacelle de roseaux entrelacés.
Le deuxième essai ne fut pas plus heureux : cette fois Izanami mit au monde une méduse qui paraissait d’écume. Abandonnant encore à l’océan cette progéniture décevante les deux époux remontèrent à la course le Pont Flottant.
— Dieux ! Dieux !… Qu’avons-nous fait pour que nos enfants ne nous ressemblent pas ?
Les premiers dieux créés, les plus anciens et les plus sages, ceux qui connaissaient les secrets de la vie et avaient formulé la morale du Ciel, ces Antiques hochèrent la tête.
— C’est le Mâle qui doit inviter la Déesse à l’épouser : telle est la loi du Ciel… Tu as parlé trop vite, Izanami !
Tristes et sachant la sentence sans appel, Izanami et Izanagi se séparèrent. Longtemps ils errèrent dans le ciel, s’évitant dès qu’ils s’apercevaient. Puis, un jour, la Déesse n’y put tenir : évoquant les heures de bonheur qu’elle avait connues sur l’Ile de la Goutte Congelée, elle franchit le Pont.
Izanagi l’aperçut juste comme elle passait de la bande bleue à la bande indigo. Bondissant à son tour sur l’arc tendu, il poursuivit sa compagne.
Quand il prit pied sur le rocher, maintenant tout ombreux de beaux camphriers, il vit Izanami qui, venant de se baigner, tordait sa longue chevelure. La douce clarté de la Voie Lactée rosissait sa peau, se jouait en coulées lumineuses sur ses épaules, vêtait sa divine nudité d’un halo safrané. Joignant les mains, Izanagi n’osait avancer : jamais sa compagne ne lui avait semblé aussi belle ! Il eut un rire sourd, laissa choir sa lance, et comme la Déesse, surprise, se retournait, il lui cria :
— Izanami ! Izanami !… Veux-tu que nous soyons toujours mari et femme ?
Cette fois ce fut à la Divine Beauté de répondre par un seul tendre sourire à l’invite de son compagnon.

Bien des enfants étaient nés de cette union

Ce n’étaient plus des monstres, mais les quatre mille Iles Sacrées de Nihon. Rochers, pins, cerisiers, érables qui rougissent, rivières bondissant en cascades écumeuses habillèrent ces enfants. Hélas ! il n’est point de joie complète, même pour des dieux. Les enfants étaient beaux — parfois un peu turbulents si bien que de temps à autre il en culbutait un, fond par-dessus pic, et qu’il disparaissait dans la mer — ils étaient d’aspect aimable sous leur habit verdoyant. Pourtant les deux créateurs se désolaient car leurs enfants étaient couverts de parasites dont rien ne pouvait les débarrasser : les hommes !
Alors Izanami eut l’idée de changer la forme de sa progéniture et elle mit au monde le Feu. Mais le nouveau-né, de sa langue brûlante, meurtrit sa mère au point que celle-ci cria, se coucha, noircit et se recroquevilla comme une branche sèche. Jamais la mort n’avait encore touché les habitants du Ciel : aussi Izanagi fut-il interloqué, se rendant bientôt compte qu’il était survenu quelque phénomène anormal car son épouse ne répondait pas à ses objurgations. La colère le saisit d’un coup, et établissant une relation entre la naissance du Feu qui ronflait, repu, et le silence d’Izanami il trancha avec furie la tête de son dernier-né. Un flot de sang jaillit dans l’air, se pulvérisant en une nuée de gouttelettes dont chacune donna naissance à un petit dieu ricanant
Maintenant Izanagi était seul, absolument seul sur l’Ile de la Goutte Congelée. En vain il avait exploré le ciel, et il avait fini par comprendre que « quelque chose » était survenu qui avait envoyé Izanami dans un autre royaume. Revenu sur l’île il avait sondé rocher par rocher, avait hélé sur les grèves, avait gémi, s’était mis en fureur. Maintenant il acceptait presque comme définitive la disparition de sa compagne et il se lamentait. Les arbres, l’éternelle lumière, le bruit de la mer caressant les plages lui rappelaient son bonheur incompréhensiblement évanoui. Le Dieu apprenait à souffrir — à souffrir comme un homme.
Ce fut un serpent qui le renseigna :
— Il est un lieu où vont, quand ils ont fini leur tâche, dieux et humains vivre d’une nouvelle existence. Izanami y a élu demeure… Ne te dés犀利士
ole pas, ajouta-t-il avec compassion, ta divine épouse t’attend : à ton tour tu partiras vivre aux Enfers.
Pourquoi tarder ? Izanagi s’inquiétait moins de sa peine que de laisser Izanami seule en ce royaume dont il ne connaissait rien. Et comme il était dieu de décision il résolut d’aller aux Enfers chercher la Déesse.
— Après tout je préfère la ramener dans l’île : nous irons ensemble en ce monde caché lorsque l’époque sera venue.
Après avoir visité plusieurs centaines d’îlots il découvrit dans le pays d’Izumo un chaos de roches si sombre qu’il devina qu’en ces lieux noirs devait se trouver l’entrée des Enfers. Sondant chaque crevasse, il finit par pénétrer dans une caverne dont il n’apercevait pas le fond et qui bruissait d’étranges rumeurs.
Le dieu abandonna là son manteau, assujettit la guirlande de fleurs et le peigne qui retenaient son chignon, mit J’épée en main et entra sans crainte dans l’ombre. Alors qu’il était en pleine obscurité il entendit une voix qui lui disait :
— Izanagi ! 0 mon cher époux, quelle joie pour moi, quel honneur aussi que tu sois venu au Royaume des Ténèbres pour me voir !
— Hé ! Ce n’est pas que pour te voir que je me tords les pieds dans cet antre ; je suis venu te chercher.
Et comme il perçut un soupir, il ajouta plus doucement :
— Je suis venu te chercher car il reste encore beaucoup à créer sur nos îles.
— Mais c’est impossible ! reprit la voix avec agitation. J’ai goûté aux aliments des Enfers et nul ne peut quitter ce royaume s’il a touché aux mets des ténèbres… Hélas ! Hélas !… Attends… pourtant… Si je pouvais fléchir les divinités infernales… Ecoute, mon cher et tendre époux, je vais aller supplier les Dieux Noirs. Reste ici. Ne cherche pas à me retrouver car la Règle est formelle : nul ne peut l’enfreindre. Je ne tarderai pas. A bientôt, Izanagi mon bien-aimé…
Assis à l’entrée de la grotte, le dieu passait par des alternatives d’espoir, d’impatience et d’accablement. Il revivait les heures heureuses de la première descente sur le rocher, et soudain désespérait de retrouver Izanami. Le temps passait, et bien que rien n’existât qui permît de le compter il était interminable.
Croyant entendre une voix, Izanagi se précipita dans la caverne. Il entendit chuchoter : « Va-t’en, va-t’en donc ! » Oh ! pour mieux supporter cette longue attente de la décision qu’allaient faire connaître les dieux des Enfers, revoir Izanami — ne fût-ce qu’une seconde !… Brisant une dent de son peigne le dieu la frotta contre un pan de rocher. Un éclair éblouit la dense obscurité, mais pour révéler quel atroce spectacle !
A peine Izanagi a-t-il eu le temps d’apercevoir sa déesse que celle-ci s’écroule. Sous la lueur étincelante les chairs deviennent verdâtres, se liquéfient, quittent les os ; d’horribles larves grondantes se forment sur ce qui fut autrefois des jambes fuselées, des bras arrondis, une tendre gorge.
— Ah ! Izanagi ! Tu m’as trahie !… Arrière ! Arrière !
Maintenant des mégères coiffées de vipères entourent le dieu d’une nuée d’éclairs ; des griffes happent ses vêtements.
— Prenez-le, crie encore la voix d’Izanami. Ramenez-le vivant !
Mais Izanagi a pris sa course, serré de près par les furies sifflantes. Si rapide soit-il, il ne parvient pas à distancer les poursuivantes. Sans ralentir, il arrache son peigne et en brise les dents qu’il lance derrière lui où elles se transforment aussitôt en pousses de bambous. Un peu de répit : les monstres se sont arrêtés pour dévorer cette nourriture inconnue. Alors le dieu détache sa guirlande et chaque fleur en tombant devient une grappe de raisin.
Mais de nouveaux ennemis ont relayé les mégères et ceux-là dédaignent les grains : ce sont les huit Sorciers du Tonnerre et leurs quinze cents gardes du corps. Cheveux au vent de sa course, le dieu agite derrière lui son épée, retardant l’immonde contact. Bientôt une lueur apparaît : la sortie de l’antre, le doux monde des vivants.
Encore dix foulées et c’est la lumière… Izanagi bronche sur un caillou, se désunit et sent déjà le souffle chaud des poursuivants entre ses épaules. Il avise un pêcher qui a poussé à l’entrée de la caverne infernale : arrachant trois fruits au passage, il les jette par-dessus son épaule. Un grondement l’avertit que les guerriers se disputent ces dépouilles.
Alors le dieu soulève un rocher que dix mille hommes n’eussent pu déplacer et, à bout de bras, il le jette contre l’entrée du gouffre. Là ! Plus jamais le monde des vivants et le monde des morts ne pourront communiquer… Puis il se retourne vers le pêcher :
— Comme tu m’as secouru dans le danger, tu viendras aussi à l’aide des hommes. Et pour te récompenser je nomme tes pêches des « fruits divins ».

Haletant, triste et plein de dégoût, Izanagi résolut de se purifier.

Il se rendit dans l’île de Kyushu où coulait une rivière sur les bords de laquelle poussaient des arbres aux fruits orangés. Seule cette eau serait assez pure pour le laver de la souillure des Enfers.
Il ôta son court manteau, dénoua sa ceinture et laissa glisser sur ses pieds sa robe jaune et bleue. Nu comme étaient les premiers dieux qui habitèrent la Plaine du Haut Ciel il entra dans l’eau glacée.
Quatorze actes d’ablution étaient imposés par la Céleste Loi pour recouvrer toute pureté. Avec minutie Izanagi prenait l’eau claire comme cristal dans le creux de sa main et la laissait couler sur son corps lumineux. Mais, à chaque geste, de l’eau qui retombait une vapeur se dégageait où s’esquissait la forme d’un nouveau dieu.
Des deux cuisses et aussi des deux épaules, issirent quatre déesses ; des poignets et des chevilles lavées vinrent des dieux. Izanagi purifia l’œil droit et il en naquit Tsuki, dieu de la lune, aux mouvements lents et à la face pâle qui ne décelait pas un fameux caractère sous son impassibilité.
Dans sa main, le dieu renifle de l’eau pour rincer ses narines, éternue et voit les arbres se coucher : dans les gouttes qu’il a pulvérisées apparaît Susa-no-ô Mikoto, Dieu de la Tempête, qui déjà s’ébroue avec violence dans la forêt toute proche.
Treize dieux sont nés des treize gestes purificateurs. Il ne reste plus qu’une ablution, celle de l’œil gauche. Avec soin Izanagi laisse couler l’eau contenue dans sa main sur sa prunelle encore brouillée d’horreurs.
Et soudain une grande clarté illumine l’île, le ciel, le dieu lui-même. Dans la Plaine du Haut Ciel la Mer de Lait n’apparaît plus que comme une brumeuse traînée, les étoiles se sont éteintes. Sur le sol les roches et les arbres portent des ombres dures, alors qu’ils sont tout dorés d’un côté. Tsuki lui-même, si lumineux tout à l’heure, a fui dans l’azur et c’est à peine si l’on peut, de la terre, apercevoir sa tête ronde.
Il n’y a plus maintenant face à face qu’Izanagi et la quatorzième divinité. Celle-là est une déesse, la plus lumineuse, la plus resplendissante que de leur royaume élevé aient jamais contemplée les dieux.
Clignant des yeux, Izanagi caresse les cheveux de cette nouvelle fille.
— Tu nous manquais ! Comment avons-nous pu vivre sans toi !…
Sans répondre la Déesse souriait devant l’émoi du dieu solitaire.
— O mon soleil, ta place n’est pas ici. Va dans le ciel briller comme un œil resplendissant.
La repoussant doucement de lui, il ajouta :
— Fuis ces lieux impurs. Il ne faut pas que tu sois une nouvelle Izanami. Toujours tu devras briller parmi nous… Va, Amaterasu !
Et prenant la Déesse du Soleil dans sa main, d’un formidable effort il la lança en plein ciel où elle parut s’accrocher. Puis, d’un air las et la tête penchée, il se mit à gravir péniblement les bandes colorées du Pont Flottant, détournant la tête pour ne pas voir au passage l’île de la Goutte Congelée qui l’avait connu heureux.

Nine years in Nipon. Sketches of Japanese life and manners par Faulds Henry La naissance du soleil, Amaterasu
Nine years in Nipon. Sketches of Japanese life and manners par Faulds Henry

La naissance du soleil de Maurice Percheron
La Légende Héroïque du Japon aux éditions de l’Ecureuil

Illustration en-tête : Amaterasu sortant de la caverne de Shunsai Toshimasa (Wikipedia)